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Monsieur Hulot parle à « 109 » (1965)

Cahiers de l’EA, 11-12, 1965

Article du 18 novembre 2009, publié par PO (modifié le 20 décembre 2012 et consulté 906 fois).

Jacques Tati, l’acteur et le metteur en scène de trois films au succès mondial et aux innombrables récompenses, l’homme qui à l’écran ne parle jamais, a bien voulu répondre, dans le cadre futuriste des décors du nouveau film qu’il tourne actuellement dans les studios de Saint-Maurice, aux questions que lui posaient une jeune équipe des Cahiers de l’École alsacienne : M. Hulot a consenti à sortir de son éternel mutisme. Voici ce qu’il nous a confié.

109 : Jacques Tati, à quelle carrière vous destiniez-vous ?

JT : Je n’ai pas tellement choisi : en principe j’aurais dû reprendre le magasin de mon grand-père, un encadreur d’origine hollandaise, ami intime de Van Gogh.

109 : Comment avez-vous débuté dans le cinéma ?

JT : Par des courts métrages : pour gagner l’argent de la pellicule, je réalisais des numéros de « Music-Hall », je louais alors une caméra et je tournais. Mes deux premiers essais furent très mauvais, le troisième, un peu meilleur, le quatrième sans doute pas trop mal, puisqu’un producteur, après l’avoir vu, me commanda « Jour de Fête ».

109 : Qu’est-ce que pour vous que l’humour ?

JT : Il n’y a pas de règle absolue. A mon sens, l’humour est basé d’une part sur l’observation et, d’autre part, sur l’agrémentation et la modification subjective de cette observation. Un exemple : dans ma jeunesse au lycée de Saint-Germain-en-Laye, mon travail laissait souvent à désirer ; c’est pourquoi le professeur, pour me punir, m’envoyait au coin. Là commençait l’expérience humoristique. En effet, de ma table, je voyais devant moi un professeur d’apparence très correcte avec son faux col, sa cravate, et ses manchettes empesées. Mais du coin, c’est-à-dire de l’autre côté du décor, je découvrais un monde nouveau et inconnu : le professeur qui se grattait la cheville, ou ses chaussettes qui tombaient sur ses chaussures.

Ces détails me faisaient sourire ; c’est pourquoi, à mon sens, l’humour est essentiellement visuel, et c’est pourquoi mon héros parle le plus rarement possible.

109 : Quel est le sujet de votre prochain film ? A quelle époque se déroule-t-il ?

JT : En contemplant les décors, vous avez pu vous apercevoir qu’il ne se déroulait pas sous Napoléon 1er. J’ai d’abord donné à ce nouveau film un titre anglais : « Playtime » ; pourquoi ? La raison en est simple : de nos jours les gens garent leurs voitures dans des parkings, achètent dans des drugstores, s’alimentent dans des super-markets, déjeunent dans des snacks, dînent dans des quicks, fument des cigarettes Flash, lisent Twenty ; parce qu’en vacances, ils portent des blues jeans ou se déplacent en scooter. Je crois que, dans cette perspective, il s’imposait de donner à mon film un titre anglais. En ce qui concerne le thème du film, mon but est de prouver que l’architecture moderne est devenue, depuis quelque temps, internationale. Ainsi, Orly, le bel aéroport de Paris, s’apparente à celui de New York, lequel ressemble étonnamment à celui de Hambourg ou d’Amsterdam. C’est pourquoi, à Orly, vous n’êtes déjà plus en France ; de même, lorsque vous vous promènerez dans le quartier ultra-moderne de La Défense, vous ne serez plus tout à fait à Paris : l’architecture moderne aura transformé l’aspect extérieur traditionnel de la ville. En sera-t-il de même pour les hommes ? Non, le Parisien de la Révolution existe toujours, vous le trouverez quelque part du côté de la Bastille, accoudé au bar d’un petit bistrot. Il n’a pas changé ; et, s’il fallait recommencer la Révolution, il serait capable de la refaire. C’est cette personnalité que je veux défendre dans mon film ; c’est pourquoi je veux que Playtime devienne un mot français. Je veux qu’on se dise qu’à Orly, il existe un Monsieur Marcel, électricien, avec son tournevis, ses copains et son charme. J’aurai peut-être alors prouvé que, malgré l’architecture moderne, le charme de Paris continue et continuera d’exister.

109 : Que pensez-vous du cinéma francais actuel ?

JT : Ce n’est pas à moi de vous le dire ; c’est comme si vous demandiez à un pâtissier qu’elle est la qualité des croissants que l’on fabrique dans le quartier. Ainsi, je ne peux pas juger le cinéma actuel, car je suis moi-même fabricant. J’essaie de réaliser des films qui distrairont le public ; c’est pourquoi je porte un chapeau tyrolien un peu de travers. Mon seul but est d’amuser ; à la différence de certains qui considèrent leur profession comme un bon rapport, pour moi, la question matérielle est secondaire.

Entretien réalisé par Jérôme D’Astier de La Vigerie, Dominique Lambert et Franck Rocheline.

Sang neuf, 11-12, 1965

Logo de l’article : dessin de David Merveille in Le Jacquot de Monsieur Hulot, Éditions du Rouergue, 2006.

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