Sommaire

Sommaire

Recherche

Nous suivre

newsletter facebook twitter

Connexion

Vous n'êtes pas connecté.

Kevin Lehenaff : Reset

Année 2002/03 - Lycée

Article du 16 avril 2010, publié par PO (modifié le 7 mars 2010 et consulté 378 fois).

« "Tout a commencé le 24 janvier." C’est ce qu’il est marqué sur le Livre. Il n’y a rien d’autre, rien d’autre. »

Un homme, petit vieux maugréant dans sa barbe, était assis sur le rebord d’un banc, et caressait la couverture d’un livre avec tendresse, insensible aux gouttes de pluie qui ruisselaient sur le cuir. À quelques mètres de là, près des saules pleureurs et des acacias, deux amoureux se serraient l’un contre l’autre, tirant un rideau de pluie sur leurs corps enlacés afin d’y cacher leur amour, comme s’il n’était pas au monde joie plus féroce que la leur. Un souffle de vent vint cueillir une feuille, la souleva en tourbillonnant et la posa aux pieds du vieillard, avec l’attention d’une mère qui porte son enfant au berceau.

– « Le Livre le dit, le Livre le dit, mon petit. Le livre dit que tout a commencé le 24 janvier… Le monde est né le 24 janvier… C’est ça que me dit le livre… Il le dit… Non je ne me trompe pas… Le livre le dit… Pourtant… Oui, tu as raison… Mais le Livre… Non, bien sûr… C’est possible… Cependant, oui… Donc… Laisse- moi finir, voyons, ne me coupe pas ! Le livre le dit : tout a commencé le 24 janvier. Donc tout, c’est-à-dire, moi, toi, et puis cette maison, tout, tu m’entends tout ! Oui, je disais… Oui exactement… Voilà. Tout a commencé le 24 janvier. Les livres ne mentent jamais. Tout, tu m’entends, tout ! Même toi, petit voleur de pacotille, tu as été conçu ce jour… Oui, mon moineau, ce jour. Mais pas un autre. »

Le vieillard pointa un doigt sauvage sur une feuille posée à ses pieds, puis se redressa, un air contrit peint sur ces lèvres.

– « Mais toi tu ne comprendras pas ça, mon trésor. Toi tu es fait pour rêver en volant, et moi pour voler en rêvant… »
Le vieillard passa à nouveau une main glacée sur la couverture du livre, puis presque avec regret, se leva et partit s’abriter sous un saule. Les amoureux n’étaient plus là. Il s’assit sur l’herbe humide au pied de l’arbre, et huma quelque instant l’atmosphère de la voûte vivante, les yeux fermés.

– « Tu ne sens pas la framboise ? Là, par là… Une odeur de framboise… Oh, maman me faisait toujours de la tarte à la framboise… Tu n’as jamais goûté à la framboise… Des asticots ? C’est d’une banalité ! Pfff… Avec tous ces insectes, tu ne trouves rien de mieux ? Eh bien mon petit, c’est à désespérer ! Alors que la framboise… La framboise… » Machinalement, ses doigts revinrent vers le livre, dont il parcourut les pages vierges avec amour. Arrivé à la première page, il caressa les quelques lettres tracées en haut de la feuille, comme si elles rappelaient pour lui des souvenirs lointains, de contrées sauvages, de hameaux paisibles, de chevaliers et de guerre, de sarrasins peut-être, de châteaux et de princesses, de jardins et de pommiers en fleurs… Chaque nouvelle découverte se lisait sur ses mains, dont les jointures se détendaient parfois d’un mouvement sourd et secret. Puis il s’arracha aux caresses du livre, et lança son regard derrière les barreaux tombant de sa prison verte, sur l’océan ondulant accroché au ciel. Celui-ci jetait des éclats lumineux, comme une mer qui se brise, à la lueur de la lune, sur des écueils affûtés et luisants, et il lui semblait par instants voir dans cette mer solitaire et sauvage une nuée d’oiseaux fondre et disparaître dans les eaux, comme un pélican qui se jetterait dans les flots pour y cueillir le fruit de sa longue expérience…

– « Mon moineau, les oiseaux sont rares dans les cieux aujourd’hui… Il ne reste plus que toi et toi-même, peut-être… Et que feras-tu, seul dans les nuées, quand les bourrasques te fouetteront ? Auras-tu un ami avec qui chevaucher ces vents ? Un repère dans ces landes infinies ? Non. Non mon oiseau, non mon hirondelle. Tu iras seul à l’assaut du printemps, et les ans traceront ta solitude… Tu vois ma perle, les oiseaux se font rares… Si je meurs, tu seras seul… »

Il sembla vouloir ajouter quelque chose, mais se tut et mâchonna dans sa barbe. Le calme vint couvrir de son voile d’éther la voûte aux bras lascifs, puis seul le bruit sourd de la pluie, atténué par les branches, rythma le silence du vieillard.

Un frissonnement parcourut le vide de l’espace, une onde infime mais puissante qui fit plier des étoiles. Puis le calme revint. Une forme naquit et prit essence, puis une deuxième apparut à ses côtés. Elles étaient immatérielles et matérielles, puissantes et spirituelles. Aucun de ces aspects n’était les leurs, pas plus qu’ils n’étaient les entités de leurs aspects. C’était deux formes, étendues dans toutes les dimensions, dans toutes les directions que peut prendre la réalité et la non-réalité. Deux formes. Cependant elles étaient, et ne devenaient pas. Puis elles s’étendirent dans le temps, et leurs formes, sans même bouger, évoluèrent.

– « Nous devons défaire » dit l’une

– « Nous devons défaire » répondit l’autre

– « Qu’il soit défait » dit l’une

– « Qu’il soit défait » répondit l’autre

Un second frissonnement parcourut le vide, une vague silencieuse vint heurter la terre, sans un bruit, et faucha les pensées et les hommes.

Le vieillard vit venir la vague d’étoiles. Il en vit les contours, les moindres crêtes, des reflets infimes aux éclairs violents, et son esprit tout entier engloba la masse changeante, avant d’en jeter les moindres sensations à ses pieds. Puis, il s’enfonça telle une lame à l’intérieur d’elle, sans rien éprouver, juste une vague sensation de plongeon. Il rit. Puis il ouvrit son livre à la première page, et lut.

« Puis tout finira. Sept jours viendront en un seul, et chacun d’eux aura une couleur. Le chaos nettoiera les tombes où les esprits éteints avaient trouvé repos, le chaos soufflera les âmes et les sens, le chaos reprendra la vie là où il l’a offerte. Chaque jour sera une face du chaos, le premier jour viendra la colère, le second la luxure, le troisième la gourmandise, le quatrième la paresse, le cinquième l’orgueil, le sixième l’avarice et le septième l’envie. Les hommes iront vers le Dieu et les femmes vers le Diable, les statues se lèveront de leur socle de pierre pour voir danser les astres, et les mille lumières de la terre s’éteindront une à une pour redonner sens au néant. »

Le vieillard s’arrêta, se redressa sur ses vieilles jambes plus noueuses que des souches et partit vers la ville. Il vit. Il vit le mot colère se déchaîner sur les cieux, ravager par les cendres les montagnes les plus hautes, soulever les sols en ébullition et renverser les hommes. Il vit les hommes disparaître sous les décombres, avec résignation, sous l’apogée et la négation du péché tour à tour. Il vit des villes entières s’effondrer en gravats, il vit les constructions les plus belles revenir à la terre. Il vit les mers de sel se remplir et glacer. Pourtant il marcha dans la ville, et quand le mot colère se retira des cieux, un homme vint vers lui, ensanglanté, et lui demanda pardon. Le vieillard s’agenouilla alors, le prit dans ses bras et l’embrassa sur le front, comme sa propre mère l’aurait fait. Puis l’homme mourut. Et le vieillard attendit. Il vit le mot luxure se déchaîner, il vit des orgies et des masses humaines, il vit le soleil se fondre dans la lune... Pourtant il attendit encore, et quand le mot luxure se retira des cieux, une prostituée nue, souillée, vint le voir. Et elle lui demanda combien il était prêt à payer pour ses services. Le vieillard montra du doigt l’homme mort à ses pieds, et lui dit que c’était le seul prix qu’il avait à payer. La femme s’approcha de lui en riant, et lui colla un gros baiser sur la joue, un baiser bavouilleux de petite fille, un baiser de petite fille qui n’a pas vu l’aurore, et qui est passée de la nuit au jour sans admirer les douceurs du lever. Puis elle s’allongea près de l’homme ensanglanté, et attendit la mort. Le vieillard ne bougea pas. Il vit la gourmandise se glisser dans les chairs, il vit des corps boursouflés par la graisse et des banquets festoyants, il vit les animaux mourir tour à tour, et les humains se déchirer et se dévorer entre eux, il vit des femmes arracher à pleines bouches des yeux d’enfant et les manger goulûment. Des vapeurs d’alcool distillées chargeaient l’air, et les senteurs d’opium étouffaient les ténèbres. Et malgré cela, le vieillard ne bougea pas. Et quand la gourmandise se retira des ventres ballonnés, éclatés, des foies décrépis et des poumons flétris, un homme en haillons sortit de la brume, un luth à la main. Il dit au vieillard qu’il avait cherché, cherché la vie et les muses, chercher les plaisirs et les couleurs, et qu’il ne les avait pas trouvés. Alors le vieillard prit le luth, et coupa chaque corde. Puis, il embrassa le poète sur le front, et le poète s’offrit à la mort. Ensuite vint la paresse, qui écroula son poids lourd sur les quelques survivants, et ceux-ci cessèrent de marcher, de parler, de respirer, de vivre. Le soleil stoppa sa course et stoppa les planètes, les marées s’arrêtèrent avec la lune, et les fleuves cessèrent de couler. Et quand la paresse retira ces voiles, une petite femme frêle sortit de l’ombre, et vint vers le vieillard. Puis, sans un bruit, elle chargea les corps sur sa charrette, les uns après les autres, sur ses petits bras, et repartit, sa faux tanguant avec indolence sur son épaule. Le vieillard écouta. Et il vit le mot Orgueil s’insinuer dans les gravats. Il vit les trompettes sortir des cieux, il vit leurs notes cuivrées rebondir sur les pierres, il vit une énorme charrette en bois pourrie descendre des cieux, un vieil homme décati à ses rênes, venir chercher les morts, et son cortège d’anges aux ailes de pigeons et aux têtes de mendiants. Et tous, armée de pâles spectres, se détournèrent des anges et du passeur, et partirent, sans but, le plus loin possible de ce paradis infâme contraire aux milles promesses, et se semèrent aux quatre coins du monde. Et quand l’orgueil se détourna du monde, et que chaque spectre eut erré sans trouver son chemin, les spectres revinrent vers le passeur et lui baisèrent les mains, et ils baisèrent ses pieds décharnés. Le vieillard observa. Et il vit. Il vit les fleurs de la terre se refermer, les neiges éternelles s’entourer de brouillard, et la nature elle-même se réfugier au sol pour garder ses merveilles. Il vit l’avarice des premiers spectres montés à bord, qui tentaient de pousser les autres formes livides en dehors du chariot, et essayer de prendre le plus de place pour eux. Et cependant il les regarda avec calme, et quand l’avarice se retira des terres, et que la honte gagna les spectres, ils offrirent leur esprit en pardon et se donnèrent au néant.

Le vieillard arrêta de regarder. Six facettes du chaos avaient soufflé sur le monde, six facettes avaient tour à tour apporté chaos et désolation. Six facettes avaient soufflé et pas une ne l’avait touché. Il devrait donc disparaître à la prochaine, et se fondre dans le néant. La mort allait passer, et le chaos règnerait plus et plus encore. Il avait oublié. Il avait lu le livre, il tenait encore sa couverture moite entre ses mains, et il n’avait pas su. Il avait vu les images les plus horribles, et il avait accordé son pardon sans savoir quels faits il pardonnait. Aucun n’avait mal agi. Tous avaient suivi leur route. Des gens morts étaient nés, des monstres étaient apparus et morts, et le chaos avait soufflé avec trop de force pour que le vieillard le tienne avec ses seules épaules. Maintenant il lui fallait trouver le courage de mourir.

– « Ah… Mon moineau, mon hirondelle… Que penses-tu de tout cela ? Que sais-tu de la mort ? Que va-t-il se passer quand le septième vent soufflera, et emportera nos soupirs comme des grains de sable… Hier encore, hier, maman me faisait des tartes à la framboise, me donnait des câlins. Je voulais être chanteur, danseur peut-être, ou alors héros, pour que mon père soit content de moi… Que penses-tu de la vie mon trésor ? Notre vie, leur vie, la vie ? Croyais-tu, quand nous courrions dans les champs que tout allait basculer ainsi ? Pensais-tu que toutes ces choses si belles pouvaient revenir au néant ? Te souviens-tu de ces amants, qui s’enlaçaient sous la pluie, entre les saules et les acacias… N’est-ce pas, mon hirondelle, mon flocon… Tu ne réponds pas ? Tu as raison. Raison, oui. Il n’y a rien à rajouter. Viens plutôt te poser sur mon doigt, que je te caresse une dernière fois…Cela me manquera… Allons, viens… Viens… Où es-tu ? Tu ne réponds pas… Mon flocon… Mon hirondelle… Viens… Viens goûter à la saveur de mes caresses… Mon chou… Que fais-tu ? Mon moineau… Mon…mon petit… Viens… Allez… Où…où es-tu… »

Le vieillard, hagard, tendit la main dans le vide, désespérément. Mais rien ne s’y posa, pas même une feuille, pas même un flocon…

– « Tu… Je te disais que tu serais seul dans les nuées blanches… Tu n’es pas parti ? Mon trésor… Mon ami… Reviens… Ne me laisse pas seul face au vide et à l’oubli… »
Le vieillard sembla craquer comme une branche. Il s’effondra sur le sol, recroquevillé sur lui-même, secoué par des sanglots violents.

– « Reviens… je… j’ai peur du noir… Maman… Les anges… mon papillon… Ah ! Non… Pas tout seul, pas tout seul face au vide… Pas l’oubli… Non… Pas la mort… Pas l’oubli… »

– « Monsieur ? »

Un petit garçon blond c’était approché du vieillard, et lui secouait l’épaule.

– « Monsieur, s’il vous plaît… »

– « Oh ! Tu…tu es un mignon garçon… blond comme je l’étais… Tu…tu n’as pas peur du noir ? Tu n’as pas vu mon papillon ? » Le vieillard avait relevé la tête, et contemplait avec un sourire d’espoir le petit garçon souriant.

– « Je ne suis pas blond, monsieur. Mais ce n’est pas grave… Vous ne pouviez pas savoir. »
Le vieillard le regarda avec étonnement.

– « Je… je ne pouvais pas savoir ? Mais je te vois ! Tu es blond, tu as un nœud en forme de papillon, rouge autour du cou… Ou une écharpe…Oui, une écharpe… Une veste verte… Je te vois ! »

– « Monsieur, vous ne pouvez pas me voir… Ce n’est pas possible… Vous avez deux trous béants à la place des yeux… Et du sang ruisselle de vos yeux sur votre barbe… Vous ne pouvez pas me voir, monsieur… Vous voyez ce que vous voulez voir, vous avez l’envie de voir, mais… vous ne voyez pas. »
Le vieillard sourit largement, et porta une main au visage de l’enfant. Puis, geste par geste, il esquissa ses traits jusqu’à les connaître par cœur, jusqu’à avoir caresser toute sa peau. Il déposa enfin un baiser sur le front de l’enfant, et lui demanda :

– « Tu ne sais pas où est allée mon hirondelle ? Mon petit, mon tout beau ? »

– « Non monsieur. Je ne sais pas. Vous avez un Livre, là dans votre main. Vous avez des habits en loques. Et tout autour de nous, il n’y a rien… Pas de plante, rien. Juste le ciel avec des lettres de feu qui s’écrivent lentement… »

Le vieillard prit le livre, le regarda, en caressa la couverture et les mots, puis le referma.

– « C’est l’heure d’en finir enfin... Je… j’ai peur du noir… »

– « C’est normal monsieur… C’est le chaos. »

Le garçon le prit par la main, et ensemble ils regardèrent le ciel, sur lequel flamboyait le mot « envie ». Alors, d’un seul coup, la nature entière se retourna, elle sentit les odeurs musquées et douces et revit les couleurs chatoyantes et glaciales, et elle eut envie de tout, de tout ce qu’elle avait fait, et le paysage entier se modifia autour du vieil homme et du petit garçon. Des contrées sauvages défilèrent, parfois quelque hameau paisible, des che¬va¬liers et des guerres, des sarrasins, des châteaux et des princesses, des jar¬dins et des pommiers en fleurs... Des Edens et des enfers... Et quand le mot envie disparut, la terre n’eut soudain plus envie de rien, même plus d’¬être et de donner la vie. Et chaque chose disparut, et l’univers entier tom¬ba dans le néant. Il n’y eut bientôt plus que du noir, du vide, et du vide autour...

Une voix s’éleva au milieu de ce néant, une voix seule, dans la pureté du vide.

– « Mon papillon, ma…ma tourterelle… Mon trésor…Mon petit… »

Et une autre, plus petite, lui répondit :

– « Chuttt… regarde. »

Puis il y eut une onde qui plissa le néant, et deux formes apparurent, qui ne firent bientôt qu’une. Et les deux voix, la frêle et la petite, allèrent se joindre à elle.

Puis il y eut une onde. Puis la forme se scinda, et deux formes apparurent.

– « Nous devons faire » dit l’une.

– « Nous devons faire » répondit l’autre.

École alsacienne - établissement privé laïc sous contrat d'association avec l'État

109, rue Notre Dame des Champs - 75006 Paris | Tél : +33 (0)1 44 32 04 70 | Fax : +33 (0)1 43 29 02 84